Humanisme, néoplatonisme et prisca theologia
dans le concept de semence de Jean Fernel
Hiroshi HIRAI[1]
in : José Kany-Turpin (ed.), Jean Fernel : médecin et
philosophe
(Corpus : revue de philosophie, 41), Paris, 2002.
à D. P. Walker
1. Introduction
Dans lfhistoire de la médecine à la Renaissance,
Jean Fernel (1497-1558) joue un rôle tout à fait remarquable par ses écrits,
pratiques et enseignements dans la faculté de médecine de Paris[2].
A la suite du De naturali parte medicinae
(Paris, 1542) autrement intitulé Physiologia[3],
son traité De abditis rerum causis, publié à Paris en 1548, expose le
fondement de sa philosophie médicale. Dans cet ouvrage sous forme de dialogue
entre trois savants, Fernel se met dfune manière très humaniste à la recherche
du « divin » dans la philosophie naturelle et la médecine par
lfharmonisation des divers types de sagesse antique. Il croyait pouvoir trouver
à travers une telle quête les remèdes efficaces contre les nouvelles maladies
dont la syphilis alors envahissant lfEurope entière. Il désirait aussi
réconcilier le nouveau Galien des humanistes avec la foi chrétienne. Pour cet
objet, il avait recours au platonisme chrétien du métaphysicien florentin
Marsile Ficin (1433-1499) en lfintroduisant dans le fondement même de ses
enseignements médicaux[4].
Très lu jusqufau milieu du dix-septième siècle et au-delà, son De abditis
rerum causis exerçait une énorme influence dont témoignent les écrits de
savants tels que Bernard Telesio, Francis Bacon, Daniel Sennert et William
Harvey. Cet ouvrage permettait aussi aux philosophes chymiques de la
Renaissance de combiner le galénisme académique avec les tendances occultistes
du néoplatonisme et du paracelsisme comme nous en trouvons des exemples chez
Pierre Séverin et Joseph Du Chesne[5].
La particularité de sa philosophie médicale se doit principalement à son
inclination platonicienne, voire ficinienne. Le but du présent article est
dfanalyser cet aspect à travers le problème du « concept de semence »
que Fernel utilisait pour expliquer lforigine de la forme et de la vie des
choses naturelles.
2. Le De
abditis rerum causis (1548)
Le De abditis rerum causis se divise en deux livres
dont le premier en 11 chapitres est consacré à la recherche du
« divin » dans la Nature et le deuxième en 19 chapitres dans la
médecine[6].
Parmi les trois acteurs, Philiatros, Brutus et Eudoxus, cfest ce dernier qui
incarne Fernel. En commençant par le problème des éléments et des temperamenta, le médecin français
discute des formes et de leur origine. Pour lui, les éléments sont les quatre
éléments traditionnels (feu, air, eau et terre) doués des quatre qualités
élémentaires (chaud, froid, humide et sec). Le temperamentum est lféquilibre de ces quatre qualités qui se
rapporte à la complexio galénique[7].
Selon Fernel, les fonctions comme lfattraction et la répulsion que Galien a
attribuées à la « nature » (physis)
ont besoin de lfâme[8]. Elles
dérivent de la source extra-élémentaire qui est la « forme totale »,
aussi appelée « âme » dans la Physiologia[9].
La forme est le principe substantiel, simple et immatériel. Bien qufelle soit
immanente à la matière, elle nfest pas produite de la matière. Pour lforigine
de la forme, Fernel se concentre sur la question du commencement de la vie
embryonnaire dans le sperme. Son intérêt principal sur ce point est purement
embryologique et suit la tradition scolastique. Mais sa discussion amène des
développements inattendus.
3. Les semences provenant du Ciel
Fernel admet lfespèce et la matière soumise pour la
génération dfune chose. Selon lui, lfespèce, ou la forme, immigre subitement
dans cette matière quand celle-ci est bien disposée[10].
Outre ces deux principes de la génération, il en introduit un troisième qufil
appelle « cause efficiente et engendrante » (causa efficiens et ortus). Cfest un géniteur intermédiaire entre
Dieu le Créateur et les choses créées. Fernel lfidentifie au Ciel. Le point de
départ de son développement est le célèbre passage dfAristote dans la Physique, II, 2 : « Ce qui
engendre un homme, cfest un homme, plus le Soleil »[11].
Pour lui, ceci semble affirmer que le Stagirite a admis pour la génération la
place suprême du Ciel entre Dieu et les choses naturelles. De plus, en
sfappuyant sur lfargument dfAristote dans les Météorologiques, I, 2, le médecin français considère que tous les
changements sublunaires dépendent des mouvements supérieurs[12].
En même temps, il trouve dans le traité ps.-aristotélicien du Du monde, dont il ne met pas en cause
lfauthenticité, que lfauteur de ce traité expose deux sortes dfopinions sur le
géniteur des choses. Lfun est une nature éthérée et lfautre est une
Intelligence libre, conçue de manière platonicienne. Fernel ajoute que le Ciel
est appelé « élément pleinement divin et immortel » dans le Du monde[13].
De là, il identifie facilement cette Intelligence au Ciel et conclut que les
formes ou les espèces sont envoyées par Dieu à travers le Ciel. Pour lui, Dieu
le premier moteur est lforigine ultime des formes tandis que le Ciel en est la
cause prochaine. Ce géniteur céleste envoie les espèces et régit les choses
sublunaires.
Puis, Fernel affirme par Brutus que les animaux qui
semblent naître par la génération spontanée prennent vie de la matière
« par la force du spiritus
céleste »[14]. Suivant
lfexplication de la génération spontanée dfAristote, il déduit du Ciel cette
force formatrice du spiritus enfermé
dans lfhumidité de la matière. Cfest le principe masculin de la génération
spontanée. Il propose alors par Eudoxus dfappliquer le même raisonnement à
toutes choses naturelles[15].
Selon lui, cette force procréatrice, qui est respirable et diffusée à travers
toute la Nature, dérive du Ciel. Il confirme que les minéraux et les métaux
ainsi que les êtres vivants reçoivent leurs formes du Ciel par ce spiritus.
Il dit donc par Eudoxus :
Eudoxus : « A ces choses sfajoute ce
qufAristote conclut dans lfensemble : « Toute cette force est
gouvernée de là ». Donc, ceux qui sont produits et extraits des
viscères intimes les plus cachés de la Terre, tantôt les métaux tantôt les
genres des pierres et des plantes, retirent du Ciel convenablement et de façon
appropriée dans un sol préparé lfessence de leur forme »[16].
Puis, Fernel introduit par Eudoxus la notion des
« séminaires » (seminaria)
qui sont envoyés du Ciel. Il dit :
Eudoxus : « ... pour que le genre des
animaux parfaits déjà créé depuis longtemps ne fasse pas défection en un
intervalle temporel très long, la Nature prudente et habile a en même temps « envoyé
le séminaire de la vie des choses célestes » à ces êtres, qui avaient
été créés autrefois dfune vaste mutation, et a inséré dans la semence si petite
une force vitale qui ensuite adapterait, préparerait et accommoderait la
matière à engendrer des choses pour qufelle puisse pour toujours recevoir et
attirer du Ciel cette force vivifiante et respirable et pour que la série des
choses périssables qui sfachèvent soit continuelle, par la semence qui fournit
en abondance et prépare la matière, et voire par le Ciel qui introduit la
forme »[17].
Nous comprenons donc que les séminaires de la vie des cieux qufenvoie
la Nature prudente se relient étroitement avec la force vitale résidant dans
les semences. A ce propos, Fernel rappelle le passage dfAristote dans le De la génération des animaux, II, 3,
736 b-737 a, selon lequel il y a dans le sperme un spiritus et une chaleur qui a une nature
analogue à lfélément stellaire. Il dit par Eudoxus que le spiritus et la chaleur dans la semence sont divins et descendent du
Ciel. Ils instruisent et préparent la matière soumise de la semence pour la configuration
de chaque partie du corps. Ils sfinstallent dans le tout comme
« gouverneurs » et contrôlent ces parties procréées.
Le Ciel est conçu chez Fernel comme la cause externe
et précédente qui infuse et implante une espèce dans la matière convenablement
préparée. La génération des animaux parfaits est contrôlée par le Ciel et par
la semence tandis que celle des imparfaits est fournie du seul Ciel. Pour
expliquer le mode de distribution dfespèces par le Ciel, Fernel utilise
lfanalogie de la lumière solaire. Il dit par Eudoxus que du Soleil découle non
seulement lféclat (lux) mais aussi la
lumière (lumen) et la splendeur qui
illumine les corps diaphanes. Dfoù ces corps se montrent splendides et lucides[18].
Il ajoute par Eudoxus que cfest plus précisément par lfintermédiaire du
mouvement, de la lumière et du spiritus
du Ciel que les espèces arrivent dans la matière :
Eudoxus : « ... mais pour cette raison
unique, [les espèces] excitent et font sortir de nouvelles choses parce que ces
forces supérieures des cieux, par le mouvement, par la lumière et par le spiritus, pour ainsi dire, transportées
en des véhicules et répandues autour de nous, sfintroduisent dans la [matière]
soumise potentiellement préparée... Elles « impriment la force et la
nature de la chose récemment engendrée et introduisent lfespèce ».
[Cfest] comme le Soleil, en irradiant la lumière (lumen) par son éclat (luce)
dans le corps diaphane et outillé et en illuminant ce corps, lance enfin non
seulement cette lumière mais aussi une partie de son éclat »[19].
De cette manière, selon Fernel, les espèces sont introduites dans les
choses engendrées à partir du Ciel à travers les « séminaires » de la
Nature habile et prudente. Mais sur quels fondements base-t-il cette
opinion ? Quels sont les vrais rôles et les natures de ces
« séminaires de la vie des cieux » ? Quelle est la relation
qufils entretiennent avec la lumière ou le spiritus
céleste ? Dans quelle mesure les enseignements de Ficin affectent-ils la
théorie fernelienne ? Nous allons examiner ces questions en détail.
4. Les semences dans la prisca theologia
Dans le neuvième chapitre du premier livre du De abditis, Fernel continue son enquête
du « divin » en établissant la concordance entre Aristote, Platon et
le christianisme. Il propose par Philiatros de réunir les jugements
harmonisants pour construire une œuvre commune. Brutus expose les doctrines
platoniciennes, Eudoxus les aristotéliciennes et Philiatros les chrétiennes. Le
médecin français commence par Eudoxus cette concordance des idées. Selon lui,
le monde est double chez Aristote. Lfun est visible, concret et corporel.
Lfautre est supérieur au premier et rempli de formes. Ce dernier monde est en
réalité la plus belle maison des choses divines, lfarchétype et lfexemplaire
(modèle) de ce monde inférieur. Fernel cite comme évidence un passage du traité
Du ciel, I, 9, où Aristote a
distingué le monde extérieur du Ciel de ce monde physique[20].
Il le comprend comme témoignage de lfexistence du monde des intelligences
incorporelles à lfextérieur de ce monde corporel. Il dit par Eudoxus :
« Nfimporte quelle intelligence et nfimporte quelle forme au-delà du Ciel
sont les citoyens de la demeure Olympique si elles ont reçu en dignité et en
nature une condition très proche mais différente de celle de Dieu »[21]. Fernel continue en affirmant par
Brutus qufAristote a accepté cette idée du monde archétype à partir des
enseignements de Platon. Or, nous savons que, selon la tradition
péripatéticienne et dfailleurs selon Aristote lui-même, le monde est éternel,
sans début ni fin. Mais Fernel trouve chez le Stagirite une idée contraire à ce
point de vue. Il utilise encore le Du
monde du ps.-Aristote, ce qui est remarquable chez lui. Selon lfauteur de
ce traité, Dieu le conservateur et générateur de lfUnivers emploie une
puissance inépuisable et supérieure pour gouverner toutes choses terrestres
tellement éloignées de lui[22]. Fernel considère
alors que le Stagirite a accepté la Création du monde de même que lfexistence
de la divine force intermédiaire qui règne sur le monde élémentaire. Afin
dfexpliquer cette force procréatrice, il introduit la théorie des
« semences de la divinité » (semina divinitatis). Il dit par
Eudoxus :
Eudoxus : « Dieu a aussitôt introduit dans
chacune des choses une force procréatrice par laquelle la naissance et la
corruption des choses persistent perpétuellement. Mais comment lfa-t-il
introduite ? Sans doute, en disséminant les semences de sa divinité, il a
inséré, en fait, ces semences génératrices, générales dans les cieux et dans
les étoiles et particulières dans chacune des choses »[23].
Comme nous le voyons, Fernel considère qufil existe une force
procréatrice qui est responsable de la génération et de la corruption. Dieu le
Créateur a introduit cette force dans chaque être en disséminant les « semences
de sa divinité ». Pour le médecin français, celles-ci ne sont pas les
semences ordinaires mais possèdent une divine force procréatrice. Cette force
est naturelle, propre à chaque chose et préparée spécialement pour
lfadministration et la conservation de toutes les espèces. Quant aux semences
proprement dites, elles sont imprégnées de ces petites semences invisibles et
pourvues de la force divine[24]. Nous remarquons en
même temps que Fernel distingue deux sortes de divines semences. Les unes sont
les « semences générales » (semina
generalia) qui sont dans le Ciel et les autres sont les « semences
particulières » (semina peculiaria)
qui résident dans les choses terrestres. En fait, la force procréatrice du
Créateur a été répandue à travers les « semences de sa divinité »
dans le Ciel différemment que dans les choses sublunaires. Il dit par
Eudoxus :
Eudoxus : « Pour cette raison, les Anciens
ont dit : « Dieu est partagé à travers toutes les natures et tout
est plein de dieux ». Car cette force divine, une fois reçue, reste
dans toutes choses, « mais tantôt dans le Ciel tantôt dans les choses
périssables ». En ces choses, parce quf[il existe une force], pour
ainsi dire, plus obscure chez les plantes et les animaux, mais seulement
similaire à celle-ci, [il y a une force] supérieure dans le Ciel pour la
procréation de toutes choses. Cfest pourquoi le Ciel produit beaucoup dfanimaux
et de plantes sans aucune semence. Mais la semence nfengendre rien sans le
Ciel. La semence se borne à préparer et à instruire artistement et
convenablement la matière pour les choses à engendrer. Le Ciel lance dans cette
[matière] apparue lfespèce et la perfection la plus haute et suscite aussi la
vie dans toutes choses »[25].
Nous comprenons donc que la force procréatrice dans les « semences
générales » du Ciel est plus manifeste et plus puissante que celle dans
les « semences particulières » des choses terrestres. De plus, il
semble que Fernel relie ces divines semences aux substances motrices dites
« intelligences » du Ciel. Il dit par Eudoxus qufAristote a formulé
que les intelligences attribuées aux astres mettent en mouvement non seulement
ces astres mais aussi les choses inférieures qui en ont obtenu les forces
procréatrices et conservatrices. Platon, continue-t-il, a enseigné la même
chose en nombreux endroits. Nous remarquons donc que les semences cosmiques
dfEudoxus sont régies par les intelligences astrales.
Fernel utilise ensuite Brutus afin de poursuivre cet
exposé aristotélicien dfEudoxus en montrant, suivant Platon, lfexistence du
Créateur, la Création du monde et son modèle[26].
Il introduit le concept de « semences des raisons » (semina rationum) dans le cadre
platonicien. Cfest évidemment en faveur de la théorie des « semences de la
divinité » dfEudoxus qufil implique une telle idée. Il dit par
Brutus :
Brutus : « Donc, lorsque Dieu qui existe
toujours avait établi ce premier Univers, il lfa entouré de lfâme éternelle du
monde à lfextérieur de celui-là et lfa étendu du milieu à travers tout. Ensuite,
une fois lfœuvre achevée, la plus belle œuvre du monde, il lui a introduit
certaines semences des raisons et a divinement mis en place le commencement de
la vie pour qufil engendre la force procréatrice avec le monde... Ainsi, quand
le monde a été établi, Dieu a préparé la force procréatrice en disséminant dans
le corps du monde et surtout dans le Ciel certaines semences des raisons et la
force des choses à engendrer par laquelle le monde se remplirait dfanimaux, de
plantes et dfautres choses périssables, en proportion de la multitude dfidées
qui sont dans lfIntelligence divine et ce monde deviendrait similaire à son
modèle »[27].
Il est clairement indiqué que le Ciel contient plus de semences des
raisons (maxime in cœlum) par rapport
au reste du monde. Le fait que les semences des raisons produisent le même
nombre dfêtres vivants que dfidées dans lfIntelligence divine nous montre son
engagement nettement néoplatonicien. Cette théorie des semences des raisons est
sans aucun doute dforigine ficinienne. Nous verrons plus tard le détail de
lfexposé de Fernel sur ce point mais nous nous bornons pour le moment à le
souligner. Ce que nous considérons comme plus pertinent de discuter, cfest que,
pour la source décisive de cette théorie, Fernel sfappuie sur Platon dans le Timée, 41 A-D. Ce passage sous forme
dforacle où le Démiurge paternel sfadresse aux fils démiurgiques, nous fait
comprendre le rôle des divines semences disséminées au commencement du monde.
Dans cet oracle, le Démiurge a ordonné aux fils démiurgiques dfengendrer les
choses mortelles en imitant la force dont il sfest servi pour enfanter ses
fils. Le Démiurge leur promet de préparer les semences et les commencements des
choses mortelles desquelles ses fils travaillent[28].
Pour Fernel, le Créateur du monde est ce Semeur des semences des raisons
« platoniciennes ». Nous comprenons qufil sfagit de la doctrine
néoplatonicienne revivifiée par lfœuvre de Ficin que nous avons analysée
ailleurs[29]. Les
semences des raisons accordent aux choses la force procréatrice et
conservatrice. Nous estimons très significatif le choix par Fernel de cet
oracle pour montrer lfidée des divines semences. Car, à partir dfici, il est
facile de relier lforacle avec la « parole » ou le « Verbe »
de Dieu. Ainsi, il va essayer dfétablir la connexion explicite entre les
divines semences et le Verbe divin johannique. Il dit par Brutus :
Brutus : « A votre avis, quelle est la
force de ces verbes que ce Père semeur et fondateur des choses a introduits
tantôt dans le Ciel tantôt dans le monde entier ? Vous enseignerais-je la
semence et le commencement ? Nfy a-t-il pas introduit par le Verbe une
force de procréer en disséminant les semences des choses à engendrer ? Ce
sont les instruments de la volonté divine par lesquels, en rivalisant avec leur
fondateur, ils façonnent et gouvernent les corps des choses mortelles seulement
une fois le principe immortel reçu. Il leur a ajouté non seulement les forces
dfengendrer et de conserver mais aussi toute la nécessité des destins »[30].
Selon Fernel, Dieu a introduit la force procréatrice en disséminant les
semences des raisons par cette « parole » (verbum). Nous remarquons qufil regarde les semences des raisons
comme « instruments » (organa)
de la volonté divine, Verbe de Dieu. Dans ces semences des raisons réside le
principe du gouvernement des choses terrestres. Ce principe immortel comprend
non seulement la force procréatrice et conservatrice mais aussi les lois
fatales des destins. De cette manière, les divines semences des raisons contrôlent
la destination des choses naturelles. Fernel confirme par Brutus lfidée du
destin transporté par les semences en utilisant Platon, Timée, 41 E : « Lorsque Dieu le Créateur a établi le
tout, il a distribué le même nombre dfâmes aux astres en leur imposant comme
dans un véhicule. Il leur a aussi enseigné les lois fatales »[31]. Il nous faudrait
noter que, par cette citation, Fernel fait allusion en même temps au
« véhicule » des semences, idée que nous allons voir plus bas. En
tout cas, il considère que Dieu a engendré très peu de choses. Ce sont les
semences et les lois qui sont introduites dans la Nature à travers le Ciel afin
que Dieu dirige indirectement toutes choses. Le Créateur protège les cieux plus
directement et les choses terrestres par lfintermédiaire du Ciel auquel il a
prescrit et imposé ces lois naturelles. De quelle manière précisément ?
Une forme du Ciel comprend toutes les formes des choses naturelles y compris
les minéraux et les métaux parce que le Ciel est fécond dfinnombrables formes[32].
Les lois naturelles sont donc célestes ainsi que divines.
Cette discussion sur le Verbe de Dieu est évidemment une préparation à
lfintroduction des doctrines chrétiennes. Fernel utilise Philiatros pour
accomplir cette tâche. Nous remarquons avant tout que ce développement est
nettement platonisant. Dfabord en sfappuyant sur le Psaume, 32 (33), 6 : « Par la parole de Yahvé les cieux
ont été faits / par le souffle de sa bouche, toute leur armée... », il dit
par Philiatros :
Philiatros : « Si je nfentendais pas que
ce sont les doctrines de Platon, je considérerais toutes ces choses comme
lfinterprétation de cette épitaphe prophétique : « Par le Verbe du
Seigneur, les cieux ont été faits, et toute leur vertu par le spiritus
de sa bouche ». En cela, sont comprises ces trois choses, le Seigneur,
le Verbe et le spiritus, par lesquels
les cieux ont été établis et toute leur vertu a été reçue. Quelle est donc
cette vertu des cieux ? Cfest assurément ce que Denys lfAréopagite
interprète par le nom tantôt des raisons tantôt des modèles
[exemplaires] »[33].
Puis, Fernel cite par Philiatros les mots du
ps.-Denys lfAréopagite. Selon ce célèbre chrétien néoplatonisant, les
« exemplaires » sont les « raisons » en Dieu qui enfantent
les substances de toutes choses. Dieu qui distribue la parole, la pensée et la
sagesse possède dfavance en lui, dans lfunité, les causes de toutes choses[34].
Mais le médecin français nfexplique pas directement les semences parce que,
comme nous le savons bien, le ps.-Denys nfen a pas parlé. Puis, il ajoute les
mots attribués à Eusèbe de Palestine (v. 265-340), évêque de Césarée :
Philiatros : « Eusèbe de Palestine, homme
à la doctrine la plus éminente, a plus clairement mis au grand jour la même
chose. Il dit : « Avant tout, Dieu a engendré le Ciel, à travers
celui-ci et dans celui-ci, en faisant les raisons créatrices de toutes choses à
venir et en rejetant les semences des choses à engendrer » »[35].
En outre, il affirme par Philiatros que personne dfautre que Théodoret
(v. 390-458), évêque de Cyr, nfest allé plus loin dans lfesprit de Platon[36].
Par ce rapprochement entre le platonisme et les
Pères de lfEglise grecque platonisante, Fernel fortifie ainsi sa théorie de
lfintervention des divines semences dans la Création. Au cours de ce
déroulement, nous discernons clairement son engagement en faveur de la croyance
à la prisca theologia[37].
Selon cette croyance hellénistique tardive, la sagesse antique qui révèle la
véritable religion a été donnée à Moïse par qui elle sfest répandue aux anciens
théologiens. Parmi ceux-ci, on a compté Hermès, Orphée, Zoroastre, Platon etc.
A la Renaissance, cette croyance a été revivifiée par le cercle de Ficin.
Fernel nfoublie pas de démontrer sa version du chemin de la transmission de la
sagesse antique à partir de Moïse, via les Hébreux et les Egyptiens, jusqufà
Pythagore et Solon. Puis, par ces deux-ci, Socrate et Platon ont étudié la
véritable sagesse cachée dans le silence religieux. Dans le schéma fernelien,
nous avons, après Platon, des « Platoniciens » tels que Jamblique,
Porphyre et Amélius qui ont été tous inspirés par le prologue de lfEvangile de Jean ! Fernel résume la
concordance et la parenté entre les chrétiens et les Platoniciens comme
suit :
Philiatros : « On peut comprendre de là
que les Platoniciens ont eu une doctrine voisine de ces théologiens. On avait
coutume de dire autrefois que les Platoniciens devenaient chrétiens avec peu de
changements. Tous les sages sfaccordent dfune même voix pour dire que, quoique
les Grecs aient excellé dans la discipline de beaucoup dfarts et dans la
subtilité dfesprit, ils ne seraient jamais parvenus aux sommets sublimes des
choses divines, « sfils nfavaient pas été entraînés par la main tendue
des Egyptiens et des Hébreux » ... Tout ce que les Platoniciens ont
transporté plus tard pour lfinterprétation de leur principe, ils lfont
transposé des livres mystiques de la théologie chrétienne pour la splendeur et
lféclat des leurs »[38].
Nous remarquons que le concept fernelien des divines semences a acquis
une nature nettement cosmogonique par ce développement basé sur la croyance à
la prisca theologia. Comme nous
venons de le voir, la construction de cet aspect sfest déroulée principalement
entre Brutus le platonicien et Philiatros lfexégète biblique. Maintenant,
Fernel doit trouver les mots dfAristote pour confirmer cette divine
concordance. Il les possède et les expose par Eudoxus :
Eudoxus : « Considérons donc de ces choses
énoncées que ce qui était autre est tombé des cieux dans ces choses inférieures
et périssables, étant donné que Dieu le fondateur du monde a répandu sur chaque
plante et sur chaque animal les semences de sa divinité par lesquelles la
procréation continuelle persiste. Aristote dit : « Dieu a été
partagé à travers toutes les natures chez les plantes et les animaux par leurs
semences si on regarde les espèces ou les genres ». Ainsi, selon
lfopinion dfAristote, dans la semence de toutes choses réside la vertu divine
et toutes choses émergent par sa force »[39].
Cette phrase citée ne figure pas dans le corpus authentique dfAristote
mais dans le traité Du monde[40].
Il ne sfagit donc pas de lfenseignement du péripatétisme proprement dit, mais
elle reflète des idées stoïciennes. Il nous semble que Fernel ignore ce fait.
Puis, il dit par Philiatros qufil croit les entendre comme les paroles de Moïse
concernant la Création du monde. De son côté, Philiatros admet lfintervention
quotidienne du Créateur à travers les semences dans lesquelles le Créateur a
introduit une force divine. En interprétant la Genèse, I, il lfexplique comme suit : En fondant le Ciel
pourvu de tout le genre dfornement, Dieu éternel lui a attribué une force
naturelle qui persiste jusqufà nos jours. Il a rempli le monde de tous les
genres des animaux et des plantes pour que leur série continuelle ne périsse
pas un jour. En veillant par sa sagesse, il a introduit dans leurs semences une
divine force procréatrice. De quelle manière ? Il répond en citant la Genèse, I, 11 :
Philiatros : « [Moïse dit] : « En
produisant lfherbe verte ou lfarbre fruitier à partir de la terre, Dieu a
ordonné de porter en même temps le fruit et la semence selon le genre, pour que
chacun protège sa propre espèce » ... Ainsi, aussi longtemps que ce
très grand Créateur des choses a fondé chaque chose par le Verbe et le spiritus de sa bouche, en même temps, il
leur a insufflé les vertus procréatrices par lesquelles la série et la
continuité admirable des choses sont maintenues »[41].
De cette manière, en expliquant la nature cosmogonique des divines semences
incorporelles et invisibles, Fernel fait intervenir le Verbe et le spiritus du Seigneur qui ont été déployés pour lfinsertion de la force procréatrice
dans les semences visibles et corporelles.
5. Les semences et le spiritus mundi
Après avoir établi le concept néoplatonicien de
semence cosmogonique par les mots présumés dfAristote, Fernel introduit la
notion du « véhicule ». Les divines semences envoyées du Ciel sont
transportées par un certain véhicule. Cfest le spiritus mundi. Cette théorie est aussi intégrée dans le système
néoplatonicien. Fernel développe ce concept tout en gardant la notion biblique
du spiritus du Seigneur de la Genèse, I, 2. Il dit par Eudoxus :
Eudoxus : « Le spiritus mundi, véhicule des ces [vertus] et diffusé dans le Ciel
en toute son universalité, communique à toutes choses en même temps lfespèce et
la chaleur innée, vitale et appropriée à engendrer et à conserver ces choses.
Il contient toutes choses et les réchauffe par la chaleur et la vie pour que
rien ne soit quelque part sans être comblé de sa richesse. Par sa force et son
pouvoir, chaque chose inanimée persiste et chaque chose animée a lfâme de son
genre, certes, pour lfune lfâme nutritive, pour lfautre lfâme sensible et pour
lfautre lfâme participant de lfintelligence et de la raison »[42].
Pour Fernel, ce spiritus mundi
transporte aux choses terrestres non seulement les formes mais aussi la chaleur
innée et vitale et la vie elle-même maintenue par cette chaleur. Selon les
historiens, le médecin français apporte un développement original à la doctrine
traditionnelle de la chaleur innée[43].
Chez lui, elle doit être distincte de la chaleur élémentaire qui est lfune des
quatre qualités et constitue le temperamentum.
Dans lfêtre animé, il faut quelque chose qui ne puisse pas être déduit des
éléments et de leur temperamentum.
Les êtres vivants vivent grâce à la chaleur vitale séparée de la sphère des
éléments. Il sfagit de la chaleur innée fernelienne qui est dérivée de la
sphère céleste jusqufaux corps des animaux par le moyen de la lumière occulte.
Cette théorie peu orthodoxe est le point central de la physiologie de Fernel.
Ses successeurs, dont Jean Riolan le père, essayeront amplement de la réfuter[44].
Dans le De abditis, Fernel utilise la
métaphore de la lumière du Soleil pour lfexpliquer plus clairement. Comme le
Soleil envoie la lumière aux choses sublunaires en face de lui bien qufil
sféloigne considérablement de la Terre, cette force céleste est vitale pour
toutes choses terrestres et les fait grandir. Cependant elle nfexerce pas
toujours le même effet selon un seul mode mais dfune manière variée en raison
de la constellation multiforme des cieux.
Suivant la ligne de ce développement, Fernel expose par Brutus la
doctrine cosmogonique des « Platoniciens ». Selon lui, Platon a admis
les trois êtres coéternels, le Bien, lfIntelligence et lfâme du monde. Le Bien
est Dieu le père et lfauteur de toutes choses, établi notamment dans le Parménide comme simple et immobile
au-delà de la nature de toutes les choses auxquelles il fournit la bonté. Il
précède lfIntelligence qui en découle comme la lumière provient de lféclat du
Soleil. Cette Intelligence divine est le fils du Bien. Puis, de lfIntelligence
judicieuse découle lfâme du monde comme splendeur du Soleil qui souffle à
travers toutes choses et qui les anime[45]. Ce passage est
important parce qufil résume bien la généalogie des trois hypostases
néoplatoniciennes. Et là, Fernel fait intervenir la théorie des semences des
raisons :
Brutus : « Autour du premier qui est le
père de toutes choses, il y a lfidée simple et indivisible de la bonté. De
celle-ci, comme dfune source immense et inépuisable, les innombrables
différences des idées découlent de même que dfun seul et unique rayon de
lumière, on distingue dans le Ciel de nombreux et différents rayons.
LfIntelligence divine recueille ces idées de toutes choses, comme il y a ces
choses secondes par rapport au deuxième. Et cette Intelligence embrasse, pour
ainsi dire, en son sein les idées éternelles de toutes choses qui existent, qui
ont existé et qui existeront un jour. En vérité, de celles-ci émanent les
raisons des idées introduites dans lfâme du monde, et les semences des raisons
sont répandues à partir des raisons dans les cieux et les astres »[46].
Nous remarquons que ce développement de Fernel suit en fait fidèlement
les discussions des substances hypostatiques de Ficin. Cfest ici que le médecin
français expose pleinement lfidée ficinienne de semence. Il dit par
Brutus :
Brutus : « Toutes choses qui sont
mortelles dans le monde sont soutenues par leur propre idée et modèle
qufembrasse cette Intelligence divine et universelle. Les idées à travers leurs
raisons sont communiquées à lfâme du monde. Celles-ci, en étant transportées
par le spiritus du monde, sfoccupent
de la naissance et du gouvernement des choses à travers les semences des
raisons mises dans les corps célestes. Pareillement, lfâme de notre corps
maintient et protège les natures, les forces et les fonctions de chaque partie
par les spiritus et les forces
qufelle envoie... Toute la naissance et lfadministration des choses se
manifestent par les semences des cieux, par les raisons de lfâme du monde et
par les idées qui sont dans lfIntelligence divine pour que toutes choses soient
enfin reportées à ce principe simple et unique... »[47].
Nous voyons clairement que Fernel place les semences des raisons dans
les corps des cieux. Ce point marquerait une différence par rapport à la
théorie originelle de Ficin qui plaçait les semences dans la Nature située sous
le Ciel. En tout cas, par lféchelle de la transmission successive de la
providence divine, les idées se trouvent dans lfIntelligence, les raisons dans
lfâme et les semences dans le Ciel chez Fernel. De ce fait, les idées et les
raisons sont indirectement transportées par le spiritus mundi et gouvernent les choses terrestres à travers les
semences des raisons. De plus, Fernel affirme par Brutus que le monde
élémentaire est un corps dont les parties se relient entre elles comme un être
animé qui vit grâce à un spiritus et
à une âme. Puis, à partir du principe plotino-ficinien, il sfapproche
inconsciemment du monde stoïcien en utilisant les célèbres vers de Virgile dans
lfEnéide, VI, 724-727 :
Principio caelum ac
terras camposque liquentis
Lucentemque globum
lunae, Titaniaque astra
Spiritus intus alit,
totamque infusa per artus
Mens agitat molem et
magno se corpore miscet.
Comme P. Courcelle lfa bien montré, ce passage dfinterprétation
néoplatonisante était très populaire parmi les Néoplatoniciens païens ainsi que
chez les Pères de lfEglise latine[48].
Fernel affirme ensuite par Brutus que, bien que le monde soit un animal, il
sfécarte du corps des animaux au niveau de la dignité et de la divinité. Son
âme est beaucoup plus noble que le corps des êtres mortels. Il nous demande pourquoi
on peut nier lfanimation totale du monde tout en admettant celle de ses
parties. Selon Platon, continue-t-il, tous les corps sont animés sur la Terre
et dans le Ciel ainsi que lfâme la plus haute et la plus heureuse réside dans
le corps le plus beau. Lfâme du monde est la donatrice des formes et réchauffe
les âmes des particuliers. Elle est celle de tout ce qui tire dfelle son
origine. Le corps du monde et son âme ont besoin dfun médiateur tout comme le
corps humain a besoin de trois sortes de spiritus,
animal, vital et naturel, en tant que médiateurs afin de se relier avec lfâme[49].
Le médecin français dit par Brutus : Lorsqufil y a un corps concret et
visible du monde et son âme la plus pure, la plus simple et dépourvue de toute
la corporéité, ce corps et cette âme sféloignent par lfintervalle le plus
éloigné. Ils ne peuvent pas se relier sans lfaide dfune nature intermédiaire.
Cfest le spiritus éthéré et divin du
monde qui se relie avec le corps et lfâme comme un certain « nœud » (nexus) ou « lien » (vinculum)[50]. Selon les
historiens qui ont étudié sa théorie médicale des spiritus, Fernel a changé fondamentalement leur nature qui était
pour la plupart des auteurs médiévaux une vapeur matérielle extrêmement fine et
raréfiée[51]. Dans la Physiologia, il conçoit le spiritus comme véhicule de la chaleur
vitale, innée et non élémentaire du corps et comme instrument des fonctions des
trois âmes, végétale, animale et rationnelle. Dans le De abditis, Fernel confirme que le spiritus dans les êtres animés est lfinstrument accommodé à toutes
les fonctions de lfâme et du corps. Il est alors tout à fait naturel, pour lui,
de penser qufil existe dans le monde un certain spiritus qui est éthéré, lucide, divin et céleste. Et sous
lfautorité de Plotin, il considère ce spiritus
éthéré comme transporteur des divines semences des raisons. Il dit par
Brutus :
Brutus : « Plotin a jugé que de lfâme du
monde se répand ce [spiritus]
universel qufelle procrée par sa force féconde, pour ainsi dire, en étant
enceinte. Diffusé et semé à travers tout, cet auteur le plus proche de toutes
choses qui naissent répand tout entier les séminaires de la vie vitale aux
choses. En fait, la compagne de ce [spiritus]
est lfardeur divine et céleste qui communique à toutes les autres natures la
chaleur salutaire et vitale qui, diffusée dans toute la Nature, engendre,
conserve, nourrit, augmente et soutient tous les êtres animés et toutes les
plantes »[52].
Ce spiritus éthéré transporte
non seulement les divines semences mais aussi la chaleur vitale, divine et
céleste. Lfidée exposée par Eudoxus sur le spiritus
est donc confirmée à la manière néoplatonicienne par Brutus. Chez Fernel, ce spiritus éthéré se diffuse dans toutes
les parties du monde et se mélange avec toutes choses naturelles. Il se
comporte en fin de compte comme un véhicule de lfâme du monde ainsi que comme
celui des raisons des idées. De cette façon, les semences se répandent du Ciel
partout et se mélangent avec toutes choses. Le spiritus mundi qui véhicule les semences communique aux choses la
vie et la chaleur vitale des cieux. Fernel cite davantage par Brutus Virgile
dans lfEnéide, VI, 728-731 :
Inde hominum
pecudumque genus, vitaeque volantum
Et quae marmoreo
fert monstra sub aequore pontus.
Igneus est ollis
vigor & caelestis origo
Seminibus...
Après avoir ainsi établi la théorie du spiritus mundi, Fernel nous amène à sa
démonologie qui occupe la dernière partie du premier livre du De abditis. En dessous de Dieu le
Créateur, le gouverneur le plus haut, il admet lfexistence des gouvernails,
substances spirituelles, à savoir les anges et les démons. Ce sont Philiatros
et Brutus qui prennent principalement la parole. Mais nous ne pouvons pas
aborder ce point dans le cadre du présent article.
6. Conclusion
Nous avons vu jusqufici les traits majeurs du
concept de semence cosmogonique de Fernel. En fait, il lfa développé à partir
des idées dérivées de semence qui se trouvent çà et là dans lfœuvre de Marsile
Ficin, métaphysicien platonicien de Florence. Son esprit dfharmonisation des
idées antiques et sa croyance à la prisca theologia montrent sa nette
inclination humaniste. Avant Fernel, les adhérents de la thèse ficinienne ont
connu le concept de semence. Mais cfest lui qui a consacré des efforts
considérables pour lforganiser systématiquement en vue de sa recherche du
« divin » dans la Nature, notamment autour du problème de lforigine
de la forme et de la vie dans le sperme. Et cfest lui qui lfa introduit dans le
fondement de la médecine académique. Nous pouvons donc conclure que Fernel
occupe une place tout à fait remarquable pour lfévolution de la doctrine des logoi spermatikoi à la Renaissance[53].
Désormais, son De abditis devient la source principale du concept de
semence jusqufà la publication de la célèbre Idea medicinae philosophicae
(Bâle, 1571) du Paracelsien danois Pierre Séverin.
[1] Centre dfhistoire des sciences, Université de Liège (Belgique). Email : jzt07164@nifty.ne.jp. Je remercie messieurs Robert Halleux, Bernard Joly, Antonio Clericuzio et Vivian Nutton pour la réalisation du présent article. Sa version originale se trouve dans ma thèse de doctorat : Le concept de semence dans les théories de la matière à la Renaissance : de Marsile Ficin à Pierre Gassendi (Lille 3, 1999), prochainement publiée dans la Collection de travaux de lfAcadémie internationale dfhistoire des sciences chez Brepols. Je prépare sous la direction de V. Nutton lfédition critique du De abditis rerum causis dans le cadre du projet : « Jean Fernelfs De abditis rerum causis (1548) : Galenism, Humanism, and Neoplatonism in Renaissance Medicine » au Wellcome Trust pour lfhistoire de la médecine (Londres). Nous cherchons des collaborateurs pour ce projet.
[2] Sur la vie et lfœuvre de Fernel, voir Dictionary of Scientific Biography, 4 (1971), pp. 584-586 ; L. Figard, Un médecin philosophe au XVIe siècle : étude sur la psychologie de Jean Fernel (Paris, 1903) ; C. Sherrington, The Endeavour of Jean Fernel (Cambridge, 1946) ; J. Roger, Jean Fernel et les problèmes de la médecine de la Renaissance (Paris, 1960) ; L. A. Deer, Academic Theories of Generation in the Renaissance : The Contemporaries and Successors of Jean Fernel (1497-1558), thèse de doctorat (Univ. de Londres, 1980).
[3] Cf. Sherrington (1946), pp. 60-97 ; M. Schmid, « Die Lehre von den Homoiomerien in der Physiologie Fernels », Sudhoffs Archiv, 41 (1957), pp. 317-344 ; K. E. Rothschuh, « Das System der Physiologie von Jean Fernel (1542) und seine Wurzeln », dans R. Blaser et H. Buess (éds. ), Current Problems in History of Medicine (Bâle, 1966), pp. 529-536. Voir comme texte la trad. fr. de Saint Germain (Paris, 1655) reproduite dans la série Corpus : Fernel, La physiologie (Paris : Fayard, 2001).
[4] A ce sujet, voir G. Zanier,
« Platonic Trends in Renaissance Medicine », Journal of the History of Ideas, 48 (1987), pp. 509-519, ici
pp. 512-515.
[5] Voir H. Hirai, « Paracelsisme, néoplatonisme et médecine hermétique dans la théorie de la matière de Joseph Du Chesne à travers son Ad veritatem hermeticae medicinae (1604) », Archives internationales dfhistoire des sciences, à paraître.
[6] Sherrington (1946), pp. 34-53 ; M. L. Bianchi, « Occulto e manifesto nella medicina del Rinascimento : Jean Fernel e Pietro Severino », Atti e memorie dellfaccademia Toscana di scienze e lettere, 47 (1982), pp. 183-248 ; L. D. Richardson, « The Generation of Disease : Occult Causes and Diseases of the Total Substance », dans A. Wear et al. (éds. ), The Medical Renaissance of the Sixteenth Century (Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1985), pp. 175-194. Nous avons utilisé comme texte lféd. suivante : Ioannis Fernelii Ambiani, De abditis rerum causis libri duo ad Henricum II franciae regem christianissimum (Leyde : Francis Hacke, 1644).
[7] Cf. D. Jacquart, « De crasis à complexio : note sur le vocabulaire du tempérament en latin médiéval », dans La science médicale occidentale entre deux renaissances (Aldershot : Variorum, 1997), pp. 71-76.
[8] Pour sa doctrine de lfâme, voir Figard (1903) ; Sherrington (1946), pp. 78-80.
[9] Cf. Sherrington (1946),
pp. 72-73 et 94-95.
[10] De abditis, I, 7, p. 83.
[11] Aristote, Physiques, II, 2, 194 b.
[12] De abditis, I, 8, p. 86. Cf. Aristote, Météorologiques, I, 2, 339 a.
[13] De abditis, I, 8, p. 87. Cf. ps.-Aristote, Du monde, 2, 392 a.
[14] De abditis,
I, 8, p. 89.
[15] De abditis,
I, 8, pp. 89-90. Cf. Aristote, De la
génération des animaux, III, 11, 762 a-b ; A. Preus, « Science and Philosophy in Aristotlefs Generation of Animals », Journal of the History of Biology, 3 (1970), pp. 1-52, ici
pp. 35-38 ; J. G. Lennox, Aristotlefs Philosophy of Biology : Studies in the Origins of Life
Science (Cambridge : Cambridge Univ. Press, 2001), pp. 229-249.
[16] De abditis,
I, 8, p. 89.
[17] De abditis, I, 8, p. 90. Le terme latin seminarium, qui veut dire « pépinière », possède lféquivalent moderne « séminaire » qui ne correspond plus au sens originel. Nous voulons pourtant respecter la consonance dérivée de la « semence ».
[18] Sur lfanalogie de la lumière
solaire, voir Ficin, In Timaeum commentarium, x, dans M. Ficin, Opera omnia (Bâle, 1576), p. 1442 ; H. Hirai,
« Concepts of Seeds and Nature in the Work of Marsilio Ficino », dans
M. J. B. Allen et V. Rees (éds. ), Marsilio Ficino : His
Theology, His Philosophy, His Legacy (Leyde : Brill, 2002),
pp. 257-284, ici p. 264.
[19] De abditis, I, 8, p. 91.
[20] Aristote, Du ciel, I, 9, 279 a. Cf. De abditis, I, 9, p. 94.
[21] De abditis, I, 9, p. 95.
[22] Ps.-Aristote, Du monde, 6, 397 b. Cf. De abditis, I, 9, pp. 96-97.
[23] De abditis, I, 9, p. 97.
[24] De abditis, I, 10, p. 104.
[25] De abditis, I, 10, pp. 102-103. Cf. Aristote, De lfâme, I, 5, 411 a : « tout est plein de dieux ».
[26] De abditis, I, 9, p. 97. Cf. Platon, Timée, 28 B-C et 30 D-31 A.
[27] De abditis, I, 9, p. 98.
[28] De abditis, I, 9, pp. 98-99 : (Brutus) « Platon le confirme en rappelant que ce Dieu éternel avait adressé la parole au monde, aux étoiles et aux démons qufil appelle « dieux des dieux », pour ainsi dire, les descendants des dieux par la paternité, comme il leur accorde la force dfengendrer : « Ô les dieux des dieux dont je suis lfauteur et le père, écoutez ceci... Il nous reste encore trois genres de choses mortelles à engendrer... Pour donc qufils soient mortels, vous allez et engendrez, selon la nature, la procréation des animaux, en imitant ma force dont je me suis servi à votre naissance... Je vous transmets leur semence et leur commencement. Pour ce qui est du reste, vous, en reliant avec lfimmortel le mortel, faites et engendrez les vivants, augmentez-les en leur fournissant en abondance la nourriture, et de nouveau recevez les morts » ».
[29] Voir Hirai (2002).
[30] De abditis, I, 9, p. 99. Il sfagit bien sûr du Verbe de Dieu dans le prologue de lfEvangile de Jean, I, 1.
[31] Platon, Timée, 41 E. Cf. De abditis, I, ix, p. 99.
[32] De abditis, I, 10, p. 104. Cf. Ficin, De vita (Florence, 1489), III, 1, dans M. Ficino, Three Books on Life, éds. C. V. Kaske et J. R. Clark (New York : Renaissance Society of America, 1989), p. 242. Cette édition sera désormais indiquée comme KC.
[33] De abditis, I, 9, pp. 99-100.
[34] De abditis, I, 9, p. 100. Cf. ps.-Denys, Des noms divins, I, 5 et 7, dans P. Chevallier (éd. ), Dionysiaca (Bruges, 1937), t. 2, pp. 360 et 408.
[35] De abditis, I, 9, p. 100. Cf. Eusèbe, Préparation évangélique (Paris, 1974).
[36] Sur Théodoret, voir P. Duhem, Le système du monde (Paris, 1914), t. 2, pp. 395, 406-407, 490 et 496.
[37] Sur la prisca theologia, voir D. P. Walker, The Ancient Theology (London, 1972) ; C. B. Schmitt, « Perrenial Philosophy from Agostino
Steuco to Leibniz », Journal of the
History of Ideas, 27 (1966), pp. 505-532 ; W. Schmidt-Biggemann, Philosophia perennis : Historische Umrisse abendländischer
Spiritualität in Antike, Mittelaltter und früher Neuzeit (Francfort : Suhrkamp, 1998).
Chez Fernel, voir D. P. Walker, « The Astral Body in Renaissance
Medicine », Journal of the Warburg
and Courtauld Institutes, 21 (1958), pp. 119-133, ici p. 125
n. 32 ; J. J. Bono, « Reform and the Languages of Renaissance
Theoretical Medicine : Harvey versus Fernel », Journal
of the History of Biology, 23 (1990), pp. 341-387, ici pp. 350-356.
[38] De abditis, I, 9, p. 100.
[39] De abditis, I, 10, p. 101.
[40] Ps.-Aristote, Du monde, 6, 400 b.
[41] De abditis,
I, 10, p. 102. Cf. Genèse, I,
11.
[42] De abditis,
I, 10, pp. 104-105.
[43] Fernel, Physiologia, IV, 1. Cf. Figard (1903), pp. 135-136 et
311-312 ; Sherrington (1946), pp. 38-40 ; E. Mendelsohn, Heat and Life : The Development of the
Theory of Animal Heat (Cambridge, Massachusetts, 1964),
pp. 24-26 ; T. S. Hall, Ideas
of Life and Matter (Chicago, 1969), pp. 198-199 ; G. Freudenthal, Aristotlefs Theory of Material Substance : Heat and Pneuma, Form
and Soul (Oxford : Clarendon, 1995).
[44] J. Riolan, Ad librum
Fernelii de spiritu et calido innato (Paris, 1570). Sur Riolan, voir
R. Benoît, « Conceptions médicales à lfUniversité de Paris dfaprès
les cours de Jean Riolan à la fin du XVIe siècle », Histoire, économie et société, 14
(1995), pp. 25-50 ; L. Brockliss et C. Jones, The Medical World of Early Modern France
(London : Oxford Univ. Press, 1997).
[45] De abditis, I, 10, p. 106. Cf. Hirai (2002), ˜ 2 et ˜ 3.
[46] De abditis, I, 10, pp. 106-107. Cf. Ficin, Commentarium in Convivium
Platonis, de amore, II, 3-5, dans M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon,
éd. R. Marcel
(Paris, 1956), pp. 149-151 ; In Timaeum commentarium, 10, dans
Opera omnia, p. 1442.
[47] De abditis, I, 10, p. 107.
[48] P. Courcelle, « Interprétations néo-platonisantes du livre VI de lfEnéide », dans Recherches sur la tradition platonicienne (Genève, 1955), pp. 93-136, ici pp. 107-111.
[49] Pour la doctrine traditionnelle des spiritus médicaux, voir aujourdfhui J. J. Bono, « Medical Spirits and the Medieval Language of Life », Traditio, 40 (1984), pp. 91-130. Cf. Hirai (2002), p. 273 n. 50.
[50] De abditis, I, 10, p. 108. Cf. Ficin, De vita, III, 3, dans KC, p. 255 ; Hirai (2002), pp. 273-274.
[51] Pour son concept de spiritus médical, voir Figard (1903), pp. 103-104 et 231-234 ; Sherrington (1946), pp. 79-81 ; Bianchi (1982), pp. 188-218 ; A. Clericuzio, « Spiritus vitalis : studio sulle teorie fisiologiche da Fernel a Boyle », Nouvelles de la République des lettres, 8-II (1988), pp. 33-84, ici pp. 36-39 ; Bono (1990), pp. 356-364.
[52] De abditis, I, 10, pp. 108-109. Sa source est Ficin, De vita, III, 3, dans KC, p. 256. Cf. Hirai (2002), ˜ 5.
[53] Sur la doctrine stoïco-néoplatonicienne des logoi spermatikoi, voir mon article : « Les logoi spermatikoi et le concept de semence dans la minéralogie de Paracelse », Revue dfhistoire des sciences, à paraître.